Bataille de Liège 2e partie
La scène est si poignante que les Allemands ne veulent pas se défendre. Ils jettent leurs armes et se précipitent au secours des vaillants soldats belges, qui s'effondrent sous les effets de l'asphyxie. Ce furent les derniers défenseurs du fort de Loncin. Sa garnison comprenait 500 hommes. 350 sont morts. Parmi les survivants, plus d'une centaine sont grièvement blessés. Tous furent des héros. Leur résistance, qui représente désormais une des plus belles pages de l'histoire, a non seulement coûté à leurs adversaires des pertes énormes, mais, en arrêtant la marche des Allemands, elle a permis aux alliés de prendre les heureuses dispositions qui, aujourd'hui, nous mènent à la victoire.
Lettre du Général Léman au Roi Albert 1er
16 août 1914
Sire
Après d'honorables engagements livrés les 4, 5 et 6 août, je jugeai que les forts de Liège ne pouvaient jouer d'autre rôle que celui de forts d’arrêt.
Je maintins néanmoins le gouvernement militaire pour coordonner la défense autant que possible et pour exercer une influence morale sur la garnison.
Votre Majesté n'ignore pas que j'étais au Fort de Loncin le 6 août, à midi.
Vous apprendrez avec chagrin que le fort a sauté hier, à 5 h. 20 du soir, et que la plus grande partie de sa garnison a été ensevelie sous ses ruines.
Si je n'ai pas perdu la vie dans cette catastrophe, cela lient à ce que mon escorte m'a retiré de la place forte au moment où j'étais suffoqué par le gaz qui se dégageait après l'explosion de la poudre.
On me porta dans une tranchée, où je tombai. Un capitaine allemand me donna à boire, puis je fus fait prisonnier et emmené à Liège.
Je suis certain d'avoir manqué d'ordre dans cette lettre, mais je suis physiquement ébranlé par l'explosion du fort de Loncin.
Pour l'honneur de nos armes, je n'ai voulu rendre ni la forteresse ni les forts. Daignez me pardonner, Sire!
En Allemagne, où je me rends, ma pensée sera, comme elle l'a toujours été, avec la Belgique et le roi.
J'aurais volontiers donné ma vie pour les servir mieux, mais la mort ne m'a pas été accordée.
Général Leman
La Chute de Liège
30 octobre 1914
Le général allemand von Emmich avait reçu ordre de prendre Liège immédiatement. Les avant-gardes allemandes se ruèrent donc, brusquement, avec impétuosité. Cependant, notre cavalerie veillait, et, dès le début, elle s'opposa par des escarmouches incessantes au raid des uhlans. Néanmoins, en trois ou quatre jours, les forces ennemies, ayant occupé Verviers et Dison, se présentaient devant la place fortifiée de Liège.
Ici, dans un élan magnifique, tous les citoyens, ouvriers et bourgeois, s'étaient mis à la disposition du gouverneur militaire. Les quelques heures de répit laissées à la défense de la cité furent bien employées: tranchées, fils de fer barbelé, tout était prêt.
Décidés à prendre Liège d'assaut, les Allemands attaquèrent immédiatement le fort de Barchon à la baïonnette. J'assistai à la seconde charge des ennemis, le 7 août; nos hommes les laissèrent approcher à une centaine de mètres de leurs tranchées, puis, posément, calmement, comme s'ils n'avaient été qu'à l'exercice, nos soldats tirèrent. C'était curieux de les entendre se disputer, derrière leur abri de terre, la victime à abattre. « Laisse-moi l'officier! » « Tiens, Joseph, prends le roux, je garde le cagneux! » Mais l'élan des Allemands ne fut qu'arrêté momentanément; des flots d'hommes revenaient, remontaient, s'élançaient; les coups de sifflet des commandements ennemis étourdissaient nos soldats. Pendant dix minutes, la première tranchée belge parut être au pouvoir de l'ennemi; Ies canons du fort tonnaient, et leurs obus, sifflant par-dessus la tôle de nos soldats, allaient faucher les réserves que le général von Emmich ne cessait d'envoyer à la rescousse; trois clairons belges sonnaient éperdument le ralliement du régiment; un Taube, là-haut, planait. La ligne belge cédait, se brisait; un officier, à demi étendu sur le sol, blessé, faisait de vains efforts pour retenir ses hommes. Quand, calme, placide, un homme, un sergent belge, se détacha peu à peu de la mêlée. Tête baissée, tenant son fusil par le canon, il le faisait tournoyer autour de lui. Son intervention fut prodigieuse: quatre ou cinq Allemands tombèrent; il y eut de l'espace. On entendit le sergent Bouroute crier à ses camarades: « Vous pouvez revenir, ça va mieux!..... » Et comme, à cet instant, des renforts belges arrivaient de tous côtés, la tranchée tant disputée resta aux mains des noires: sur les bords de la route, des cadavres allemands se tassaient jusqu'à deux et trois mètres de hauteur.
La nuit suivante, par un beau clair de lune, les collines qui ceignent Liège de leurs ondulations harmonieuses se détachaient sur l'écran bleuté du ciel. Les forts, cachés là-haut, se taisaient. Tout concordait à accroître l'impression délicieuse de ce nocturne. Sur la hauteur de Boncelles, à gauche du fort du même nom, cependant, des reconnaissances signalèrent; vers minuit, un important mouvement d'infanterie allemande. Une compagnie du 1er régiment des chasseurs à pied était placée là en « tirailleurs ». Les hommes étaient parfaitement calmes; ils étaient prêts, l'attaque de nuit ne les surprendrait pas.
Vers une heure du matin, l'ennemi se démasqua. Arrêté immédiatement dans son élan, il se replia et revint bientôt, par petits tas disséminés qui allaient, couraient durant un temps, puis se laissaient choir dans l'herbe. Nos chasseurs, économes de leurs munitions, ne tiraient qu'à coup certain. Tout allait bien; la fatalité seule changea cette escarmouche en une tragédie, puis en un véritable combat.
Les mitrailleuses à traction canine du 9e régiment de ligne avaient reçu mission d'appuyer la compagnie des chasseurs. Elles étaient placées en retrait, leurs chiens accroupis à deux mètres derrière elles. Or, un groupe d'une quinzaine d'Allemands avait réussi à se glisser à cinquante mètres des chasseurs; il avait ouvert le feu à la manière allemande, qui peut se définir exactement par l'expression « tirer dans le tas ». Le clair de lune agrandissait les ombres et changeait les apparences extérieures. Il y eut une de ces méprises malencontreuses comme il en survient si souvent durant les batailles. Les mitrailleuses de notre 9e ligne, brusquement, entrèrent en action, mais, ayant pris nos tirailleurs du 1er chasseurs pour des Allemands, elles envoyèrent leurs balles dans les rangs de ces malheureux. Ceux-ci, placés entre le fou des Allemands et celui des Belges, furent pris de panique. Ceux qui n'avaient pas été atteints se jetèrent à gauche ou à droite, dévalant les pentes de la colline. Les Allemands, profitant de cet instant d'incertitude et d'affolement, se ruèrent en avant: leurs premiers rangs — et comme j'arrivai à cet instant même sur le lieu du combat, je suis certain d'avoir bien vu, — leurs premiers rangs étaient composés de soldats habillés avec des uniformes du 9e d'infanterie belge. Cela leur permit de sonner le ralliement du régiment, de tromper nos hommes des mitrailleuses et d'essayer de les massacrer en groupe.
Ce fut terrifiant. Un gars, éperdu, avait crié: « Sauve qui peut! » Un autre avait hurlé: « Nous sommes trahis! » Une débandade désorganisait nos unités. Les Belges se jetaient dans les buissons, se laissaient rouler le long des pentes abruptes et, hululant leurs gutturaux: « Hoch! Hoch! Hurrah! », Les bataillons ennemis avançaient..... Le fort avait ouvert le feu; des batteries d'artillerie de campagne, impuissantes, lui répondaient.
Le jour se levait. Au sommet de la route qui va, en serpentant, en se levant, du niveau de la ville de Liège à la hauteur de Boncelles, une poignée de soldats, ralliée autour d'un sous-lieutenant, cherchait à se retrancher. Mon auto avait dû reculer aussi et, prête à redescendre la route, se tenait sur l'accotement du chemin. J'avais la sensation d'un désastre.....
Mais le clairon belge retentit..... Des troupes remontaient. Je les vis passer. En tête, bondissants et enthousiastes, dix ou douze boy-scouts s'élançaient..... En débouchant sur la hauteur, nos hommes se déployèrent. Le feu de mousqueterie reprit. Quatre batteries de campagne belges s'arc-boutèrent d'abord à l'entrée du plateau. Les renforts montaient, montaient sans cesse. Nos hommes étaient lancés: le combat dura une heure vingt. Nos tranchées furent reprises, nos positions reconquises, et les hordes allemandes, une fois de plus, reculèrent. Sur le terrain, les cadavres allemands se tassaient jusqu'à deux et trois mètres de hauteur.
Il y eut ainsi, séparément, sur un point ou sur un intervalle, parfois simultanément, contre deux ou trois secteurs, une quinzaine d'assauts allemands rejetés et refoulés. Chaque matin, chaque soir, des trains de blessés descendaient aux Guillemins; la population de Liège se multipliait, mais restait calme. Puis il y eut la tentative de meurtre contre le général Léman; il y eut l'écrasement de trois ponts successivement construits par l'ennemi pour le passage de la Meuse.
Et Liège tenait toujours. Le jeudi 13 août, cependant, l'ennemi réussit à passer. Le général Léman, après avoir assuré la retraite de sa division mobile, s'était enfermé dans le fort de Loncin: nos ouvrages, jusqu'à présent, résistaient, car les batteries allemandes, une à une, étaient réduites au silence.
Malgré l'occupation allemande, nous réussîmes, le caporal Scheidt et moi, à nous glisser, à l'aube du 15 août, jusqu'à la gare des Guillemins: tous les drapeaux belges, les pavillons français, les étendards anglais flottaient, toujours frais, aux fenêtres et aux balcons des maisons. En remontant vers Tirlemont par la route de l’Ans, nous vîmes, au bord de la route, le cadavre d'une femme enceinte éventrée là par une patrouille d’uhlans. Pendant que, du fond d'un verger, nous contemplions les panaches de fumée dont se couvraient les forts en pleine action, cette fois, contre la grosse artillerie de siège des Allemands, nous fûmes aperçus par des cavaliers ennemis. En sautant par-dessus une haie pour rejoindre notre voiture, je laissai aux uhlans la majeure partie de mon inexpressible, demeurée accrochée à une ronce. La patrouille ennemie nous donna la chasse; une balle parvint à faire éclater noire pare-brise; nous nous en tirâmes avec quelques égratignures.
La ville de Liège avait peu souffert du bombardement. Les forts résistèrent jusqu'au moment où les gros obusiers allemands, entrant en action, brisèrent en quelques heures leurs coupoles. On sait comment un soi-disant parlementaire vint, avec son drapeau blanc, permettre aux artilleurs ennemis de repérer le point faible du fort de Loncin. Peu d'instants après, une poudrière du fort faisait explosion. La plupart des hommes de sa garnison furent tués ou blessés: le général Léman, fortement touché, fut déposé en dehors de la position, près du fossé. C'est là que les Allemands le trouvèrent. Ils le soignèrent, paraît-il, convenablement et lui rendirent son épée.
Pendant ce temps-là, la 3e division, celle du général Léman, demeurait à l'avant- garde de notre armée de campagne.
Maurice Gauchez (Figaro)
27 septembre 1914
Le vice-consul d'Angleterre à Liège, M. Byron Dolphin, qui vient de rentrer en Angleterre, après avoir héroïquement défendu, dans la ville assiégée, les intérêts et l'existence de ses compatriotes, donnant ainsi à tous les fonctionnaires de tous les pays un admirable exemple, vient de faire, à un rédacteur du Morning Post, un fort intéressant récit des événements tragiques auxquels il a pu assister.
Au 4 août, des avis publiés dans les journaux invitaient les citoyens britanniques à se présenter au vice-consulat pour aviser sur les moyens de rapatrier tous ceux qui se trouvaient dans les provinces de Liège ou de Verviers. Le manque d'argent et la quasi-impossibilité de changer la monnaie étrangère rendaient la tâche fort difficile. Enfin, grâce à la bonne volonté des employés du chemin de fer, une trentaine de touristes purent être expédiés à Anvers et Ostende. Ceux que leurs affaires ou leur travail retenaient à Liège, furent hospitalisés au consulat. Je prévoyais que la lutte sciait terrible. J'aurais dû quitter la ville quand les Allemands y pénétrèrent, mais, sachant que je pouvais rendre d'utiles services à mes compatriotes, je demeurai à mon poste. Ce n'est que le 8 septembre, un mois après le commencement du siège, que je pus obtenir des autorités militaires allemandes un sauf-conduit pour la Hollande.
Quand je quittai Liège, la ville était occupée par des troupes de la landwehr et du landsturm, la majorité des soldats ayant dépassé la quarantaine et beaucoup d'entre eux étant sensiblement plus âgés. L'estime que j'avais pour les Belges est devenue de l'admiration depuis que j'ai pu assister à la vaillance de leurs exploits et à leur merveilleuse ténacité. En causant avec des soldats belges, je me suis rendu compte des pertes sensibles que leurs troupes avaient éprouvées. Dans un régiment entier, et le cas n'est pas isolé, cinq ou six hommes seulement avaient survécu, et il était touchant de voir les blessés se lamenter sur la perte de leurs officiers, auxquels ils étaient profondément attachés.
C'est le 7 août que les Allemands s'emparèrent des douze forts qui entouraient la ville, au moyen de leurs lourdes pièces de siège et de deux obusiers de 42 centimètres. Une de leurs batteries se trouvait à deux kilomètres de ma maison, d'autres à dix et douze kilomètres. De la ville, on ne pouvait se rendre compte de l'effet du tir; on ne l'a appris que plus tard, par les récits des soldats. La destruction des forts a, paraît-il, été complète, mais après leur évacuation par les troupes belges, les Allemands se sont efforcés de les remettre en état, en vue de la possibilité d'un retour offensif des troupes alliées.
Un peu avant l'entrée des Allemands dans la ville, une avalanche d'obus s'abattit sur Liège, évidemment dans le but de terroriser les habitants, et de prévenir toute résistance de leur part. Un des projectiles vint frapper une maison près de la cathédrale, trois vinrent exploser place du Théâtre, mais c'est le voisinage de la place du Congrès qui fut plus particulièrement atteint. Des résidences particulières, des magasins furent incendiés, et la panique devint indescriptible.
Plusieurs obus vinrent frapper un grand gazomètre, mais il avait été, heureusement, vidé; sans cette précaution, d'incalculables dommages pour le voisinage en eussent résulté.
Il est difficile de décrire les impressions causées par un bombardement. Tout d'abord, c'est un bruit assourdissant, suivi d'une sensation extraordinaire de pression dans les oreilles, déterminée par le déplacement d'air. Une expérience personnelle est celle-ci: tout sentiment de peur disparaît et fait place à une sorte de curiosité fascinante; on se demande où tombera le prochain obus et quel sera son effet. Plusieurs projectiles ont éclaté près du consulat, et j'en ai ramassé des éclats dans le jardin. Le tapage était positivement assourdissant. Les femmes, absolument affolées, hurlaient et se précipitaient dans les caves. C'est du reste dans ces réduits que vivait toute la population civile.
Après trois jours et trois nuits de bombardement des forts, les Allemands firent leur entrée dans la ville absolument figée. On aurait entendu tomber une épingle, tant le silence était absolu. Les premiers soldats allemands franchirent le pont le 7 septembre, vers 7 h. 1/2 du matin. Quand ils constatèrent combien la ville était tranquille, ils placèrent des sentinelles sur les sept ponts qui traversent la Meuse, et les rues reprirent un peu de leur animation coutumière. Plusieurs jours se passèrent cependant avant que la circulation redevînt normale, et pendant trois semaines il n'y eut plus de tramways ni d'autos à la disposition du public, car tout avait été réquisitionné.
Jour et nuit, des troupes allemandes traversèrent la ville, et j'évalue leur nombre à près de deux millions. Leur premier soin était de s'emparer des banques et d'occuper les gares et les édifices publics.
Quant à leur conduite vis-à-vis des particuliers, j'ai adressé à ce sujet un rapport au Foreign Office, et je ne puis en donner les détails: je puis dire toutefois qu'à mon avis les citoyens de Liège ont souffert beaucoup moins que ceux de Malines, de Louvain et des campagnes avoisinantes, où les horreurs les plus affreuses ont été perpétrées.
(Petit Parisien)
Liège est Décoré de la Légion d'honneur
Du Journal officiel (8 août 1914)
Paris, le 7 août 1914
Monsieur le Président,
Au moment où l'Allemagne, violant délibérément la neutralité de la Belgique, reconnue par les traités, n'a pas hésité à envahir le territoire belge, la ville de Liège, appelée, la première, à subir le contact des troupes allemandes, vient de réussir, dans une lutte aussi inégale qu'héroïque, à tenir en échec l'armée de l'envahisseur.
Ce splendide fait d'armes constitue, pour la Belgique et pour la ville de Liège en particulier, un titre impérissable de gloire dont il convient que le gouvernement de la République perpétue le souvenir mémorable en conférant à la ville de Liège la croix de la Légion d'honneur.
J'ai, en conséquence, l'honneur de vous prier de vouloir bien revêtir de votre signature le projet de décret ci-joint, approuvé par le Conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur et décidant que la croix de la Légion d'honneur est conférée à la ville de Liège.
Le ministre des Affaires étrangères, Gaston Doumergue.
Le Président de la République Française
Sur la Proposition du Ministre des Affaires étrangères.
DÉCRET:
Article Premier. — La croix de chevalier de la Légion d'honneur est conférée à la ville de Liège.
ART. 2. — Le ministre des Affaires étrangères et le grand chancelier de l'Ordre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.
Fait à Paris, le 7 août 1914.
Par le président de la République.
R. Poincaré
Le ministre des Affaires étrangères
Gaston Doumergue